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Droit du travail et relations professionnelles

 

Coordinateurs 

Santiago Castillo castillo.s@cps.ucm.es

Jean-Pierre Le Crom jean-pierre.le-crom@univ-nantes.fr

Michel Pigenet  michelpigenet@univ-paris1.fr

Laure Machu lmachu@u-paris10.fr

 

Session 1 : vendredi 3 novembre, 9h00- 10h30

Approches comparées des relations professionnelles en Europe 

 

Laboratories of Labour Law in Early XXth Century: Observation, Comparison and International Solutions.

Virginia Amorosi, Università degli Studi di Napoli Federico II

 

As a consequence of the industrial transformation in Western Countries, the social modernization also meant the growing of labour problems and the international spread of workers issues.

On the legal point of view, the institutions and the scholars began to study the social question as a transnational problem. It was necessary to work out the most appropriate juridical tools in order to: 1) protect national workers abroad, 2) reduce competition among countries in the international market, 3) control social conflict and public order.

The comparative approach was the most useful instrument to analyse the labour problems and their related social consequences (migration, for example). Some institutional bodies cooperated in this direction: between the last years of XIXth and the starting of XXth century, Labour Offices were established in U.S.A., France, Germany, Belgium, Austria and Italy, with the aim of understanding and govern the social issues in each Countries. The imaginative solution, claimed by the jurists and politician engaged in this matter, was the construction of a “droit commun” for the protection of workers, thanks to a scientific operation of comparing among social legislations, collective bargaining and laws of specialized courts, of Western industrial countries.

 

 

Les ouvriers, les patrons et les statistiques du Bureau international du travail : étude du rôle de la connaissance scientifique dans le dialogue social (1919-1939)

Laure Piguet, Université de Genève 

 

Fondée en 1919, l’Organisation internationale du travail (OIT) joue un rôle important dans l’histoire des modèles nationaux de droit du travail, les conventions internationales établies par l’organisme étant « la source essentielle du droit international du travail » (Alain Supiot). Discutées et votées annuellement par des représentants des gouvernements, des employés et des employeurs lors des Conférences internationales du travail, ces conventions, mais également les recommandations émanant de l’institution, sont d’abord préparées et/ou étudiées par le Bureau international du travail (BIT), le secrétariat de l’OIT. En effet, l’article 396 de la treizième partie du Traité de Versailles, partie qui instaure l’OIT, charge notamment son secrétariat de rassembler et de diffuser les informations disponibles sur les conditions de travail et d’existence des travailleurs. Dès 1919, la statistique est l’un des outils utilisés par le BIT pour accomplir cette tâche préparatoire destinée à faciliter le dialogue social et à amener, au sein des discussions et des négociations, des connaissances à velléité scientifiques et objectives. L’institution organise ainsi la collecte, la compilation et la publication de statistiques nationales et internationales du travail (statistiques des salaires et des heures de travail, des accidents du travail, de l’emploi et du chômage, du coût de la vie, etc.), mais également des conférences de statisticiens dont l’objectif est d’harmoniser les standards nationaux de quantification.  Partant du constat de l’ampleur de l’activité statistique du BIT, cette présentation souhaite interroger le rôle des données récoltées ou fabriquées par l’institution autour de la question du travail dans l’établissement et le maintien d’un dialogue social, ainsi que dans l’élaboration de conventions internationales du travail. Pour ce faire, j’exposerai d’abord les discours de l’institution sur cette production chiffrée, sur le sens qu’elle confère et les objectifs qu’elle assigne à ce mode d’intervention spécifique. J’analyserai ensuite les usages effectifs des enquêtes et publications statistiques du BIT notamment dans les espaces de négociation que sont les Conférences internationales du travail.

 

 

Droit et pratique de l’extension des conventions collectives en France et en Allemagne dans l’entre-deux-guerres[24]

Laure Machu Université de Paris Nanterre IDHES 

 

La procédure d’extension est l’un des piliers du système français de relations professionnelles. Dans un pays où le taux de syndicalisation reste faible, elle permet à 90% des salariés de bénéficier d’une couverture conventionnelle. Mais, si l’extension des conventions collectives apparaît comme une spécificité française, la France est loin d’en avoir l’exclusivité. La procédure existe aussi de l’autre côté du Rhin. L’Allemagne est même le premier pays européen à intégrer, dès les lendemains du second conflit mondial, une telle procédure dans le droit des conventions collectives. En France, il faut attendre le Front populaire et le vote de la loi du 24 juin 1936 sur les conventions collectives. La procédure est une disposition phare de la démocratie sociale qu’entend promouvoir le gouvernement de Léon Blum. D’une part, elle fait des syndicats les régulateurs de la profession, chargés de produire une réglementation valable pour un vaste ensemble de salariés. Ils acquièrent ainsi une qualité et un rôle - celui de représenter la profession - que le droit leur avait refusé jusque-là. D’autre part, elle permet à l’Etat d’intervenir, s’il le désire, directement dans les relations professionnelles alors qu’il s’était jusque-là cantonné à intervenir de manière médiate. Ainsi, la convention collective de branche devient une catégorie d’action publique.

Au-delà de ces points communs, lorsqu’il est question du rôle et du poids respectifs de l’Etat et des organisations syndicales, il est fréquent et  convenu d’opposer les deux voisins. En France, l’Etat serait omniprésent, suppléant aux carences des organisations syndicales peu portées au compromis. En Allemagne, au contraire, l’autonomie des parties serait plus forte.

Cette communication se propose donc de revenir sur le droit et les pratiques de l’extension pendant l’entre-deux-guerres, notamment sur le sens que  donnent les acteurs à la procédure. Elle vise ainsi à saisir ce que recouvre la notion d’autonomie des parties et à mesurer la portée de l’intervention étatique.

 

 

 

Circulation internationale des débats sur le corporatisme et institutionnalisation des relations collectives de travail dans les années 1930 : le cas du Luxembourg.

Adrien Thomas, LISER

 

Cette communication revient sur la circulation internationale des débats autour du corporatisme et du planisme durant les années 1930 et sur leur influence sur la régulation du conflit social, à l’exemple du Luxembourg. Après avoir mis en évidence les interprétations contrastées du corporatisme entre partisans d’une révolution conservatrice, catholiques sociaux et socialistes réformateurs, nous nous focaliserons sur la convergence durant les années 1930 entre le mouvement ouvrier socialiste et chrétien autour d’une régulation étatique des relations professionnelles au Luxembourg, en particulier à travers l’introduction de mécanismes de médiation et d’arbitrage en cas de conflit social. D’un côté, le mouvement ouvrier catholique luxembourgeois rejette le corporatisme autoritaire propagé par la droite politique, tout en adhérant à l’objectif d’un dépassement du conflit de classes véhiculé par la doctrine sociale de l’Église. D’un autre côté, le mouvement ouvrier socialiste dénonce les régimes d’extrême droite en Europe, tout en adhérant à l’idée d’un renforcement de l’État, tel qu’on la trouve formulée dans les thèses planistes d’Henri de Man.

 

 

Session 2 : Vendredi 3 novembre, 11h00-12h30

Pratiques et espaces de la négociation collective  

 

Le Comité des Houillères (1887-1940) et la législation sociale, pratiques et espaces de négociation 

Philippe Aurélie. Sorbonne-Paris-Cité, Université Paris 13 Pléiade  aure.philippe@laposte.net

 

L’histoire des organisations patronales a connu un renouveau en particulier grâce à la série de colloques dirigée par Danièle Fraboulet et Pierre Vernus de 2011 à 2014[1]. Un éclairage a été apporté notamment en ce qui concerne les rapports des organisations patronales avec la sphère publique[2] et les autres organisations collectives[3]. Il serait intéressant de poursuivre cette étude en se focalisant sur les relations entre le droit du travail et les pratiques et espaces de négociation d’une organisation patronale en particulier, le Comité central des Houillères de France (1887-1940). Cette dernière n’a pas fourni de travaux exhaustifs[4] à ce jour, quand bien même il s’agit d’une des plus puissantes organisations patronales des XIXe et XXe siècle, du fait de l’importance du charbon dans l’économie française. Une étude de son rôle dans les négociations collectives et dans l’élaboration du droit du travail en fournirait une première approche.

Le Comité des Houillères se constitue en mars 1887 à l’initiative d’Henry Darcy[5] (1840-1926), président de la Compagnie des mines de Châtillon-Commentry et Neuves-Maisons et des mines de Dourges, pour la « protection des intérêts communs »[6] à l’industrie houillère française. Son travail consiste essentiellement à informer ses adhérents des questions à l’ordre du jour au Parlement. Rapidement, il lui devient nécessaire d’intervenir dans l’élaboration de la législation sociale pour défendre au mieux les intérêts des compagnies minières. Toujours à la recherche d’une production de charbon et de bénéfices optimum, le Comité des Houillères s’intéresse à tous les éléments pouvant mettre en péril les intérêts économiques, financiers et commerciaux de ses adhérents. Le droit du travail, vu comme une ingérence de l’Etat dans les entreprises et comme une entrave à la production, en fait partie intégrante. Il ne s’agit pas de s’intéresser à ses succès ou à ses échecs en matière de législation sociale, mais plutôt à ses pratiques de la négociation et aux espaces qu’il investit dans les discussions collectives. Quelles sont les pratiques et espaces de négociation du Comité des Houillères dans l’élaboration du droit du travail ? Quelles sont les personnalités qui jouent un rôle dans ce processus et dans les négociations ?

Nous prendrons l’exemple de la législation sur la durée du travail dans les mines[7], c’est-à-dire la loi sur la journée de huit heures du 31 décembre 1913 et celle sur la semaine de quarante heures du 21 juin 1936, qui suscite un intérêt tout particulier de la part du Comité des Houillères. Celui-ci développe un argumentaire pour justifier son intervention dans cette question sociale auprès de ses adhérents et des pouvoirs publics. Il démontre que la diminution du temps de travail entraîne une baisse du rendement des ouvriers et donc de la production de charbon. Du fait de l’incapacité des houillères françaises d’approvisionner le marché intérieur et de l’importation d’environ un tiers de la consommation, toute baisse de la production de charbon est catastrophique pour l’économie française[8]. Par son intervention, le Comité des Houillères tente d’éviter une baisse supplémentaire de la production de charbon et de dédouaner ses adhérents dans leur implication.

Comme d’autres organisations patronales, notamment l’Union des Industries Métallurgiques et Minières (U.I.M.M.)[9], le Comité des Houillères met en place une pratique de la négociation collective. N’étant pas favorable au départ à la discussion avec les syndicats de mineurs qui leur offrirait la possibilité d’obtenir satisfaction de leurs revendications[10], il décide de participer aux négociations collectives en se préparant à la manière d’expert des questions minières. Les interventions dans les discussions collectives sont préparées en amont par des permanents patronaux[11], recrutés pour leur expertise et leur connaissance du monde minier. Edouard Gruner (1849-1933)[12], ingénieur des Mines et secrétaire général du Comité des Houillères de 1887 à 1907, est l’artisan de cette politique. Formé à la méthode leplaysienne[13], il prépare des rapports à partir d’enquêtes réalisées auprès des compagnies minières et d’études à l’étranger. Le rapport sur la journée de huit heures[14] fait suite à un questionnaire envoyé le 25 juillet 1901 par la commission sur la durée du travail à l’ensemble des compagnies minières. La commission parlementaire posait des questions relatives aux effets de la diminution du temps de travail sur le rendement et aux possibilités des compagnies minières d’organiser autrement la production pour y remédier. Le Comité des Houillères demande à ses adhérents de lui faire parvenir les réponses afin de centraliser les résultats et d’établir un argumentaire cohérent, illustré par des statistiques et ponctué d’exemples précis. Et de conclure : « En résumé, Messieurs, une loi qui fixerait la durée du poste à huit heures du jour au jour pour tous les ouvriers de la mine, réduirait immédiatement pour les houillères en activité la production de plus de 6 millions et demi de tonnes »[15].

Très rapidement, le Comité des Houillères comprend que, pour peser dans l’élaboration de la législation sociale, il doit être présent dans les institutions ; il intervient sous deux formes et dans trois espaces - au Parlement, au Ministère des Travaux publics et au Ministère du Travail à partir de 1906. Se constituant en véritable groupe de pression, le Comité des Houillères se lie avec des parlementaires. A la fois membres de cette organisation patronale et administrateurs de compagnies minières, ces derniers relaient ses revendications dans les commissions. En tant qu’expert des questions minières, les représentants du Comité des Houillères présentent également les conclusions des rapports dans les différentes institutions, comme celui sur la journée de huit heures déposé à la commission parlementaire sur la durée du travail lors de la séance du 16 octobre 1901. Sans intervenir directement dans les négociations collectives, le Comité des Houillères porte ses revendications au plus près du législateur, avant même toute confrontation avec les syndicats de mineurs. Ce n’est que sous le Front populaire, dans ce contexte particulier d’ébullition sociale, qu’il prend directement part aux négociations collectives[16]. Avant la rédaction des décrets d’application, les discussions s’engagent avec le syndicat de mineurs autour du calcul de la durée du travail et des salaires. Les négociations durent tout l’été pour aboutir le 27 octobre 1936 au décret d’application pour les mineurs du fond. Le Comité des Houillères est reconnu comme le plus représentatif de la profession par l’Etat, mais il est aussi contraint de participer directement aux négociations collectives, ce qu’il avait refusé catégoriquement aux débuts de son organisation.

 

 

L’émergence de l’entreprise comme échelon de négociation au sein du système de relations professionnelles français (années 1950-1982)

Matthieu Tracol

 

La loi du 13 novembre 1982 sur la négociation collective, une des quatre « lois Auroux » portée par le gouvernement d’union de la gauche dirigé par Pierre Mauroy, comporte une disposition qui, rétrospectivement, apparaît comme une étape importante dans l’émergence de l’entreprise comme lieu de négociation sociale. Cette loi a en effet instauré une obligation annuelle de négocier sur les salaires, la durée et l’organisation du temps de travail dans les entreprises où sont constituées une ou plusieurs sections syndicales d’entreprise. Elle a de ce fait provoqué une très importante croissance du nombre d’accords d’entreprises : alors que moins de 1500 étaient signés chaque année avant 1981, ce chiffre a considérablement augmenté après les lois Auroux, atteignant 6750 en 1991[17], et 33 869 en 2011[18]. Cela constitue une évolution majeure du système de relations professionnelles français construit après la Seconde Guerre mondiale. La loi de 1950 sur les conventions collectives[19] avait en effet privilégié la branche professionnelle comme échelon de négociation sociale, et marginalisé celui de l’entreprise. Le célèbre accord Renault de 1955, qui institue la troisième semaine de congés payés dans l’entreprise, pour frappant qu’il soit, n’est qu’une exception. La loi de 1982 vise au contraire à faire de l’entreprise un lieu de négociation privilégié, et d’y enraciner durablement une culture de la discussion entre partenaires sociaux. Il s’agit également de favoriser l’adaptation de l’économie française aux temps nouveaux en privilégiant les négociations au plus près du terrain, à rebours de l’interventionnisme d’État.

Cette communication vise à expliquer comment, entre les années 1960 et les années 1980, la négociation d’entreprise a pu ainsi devenir, aux yeux du pouvoir politique mais aussi de certains syndicats et du patronat, la forme considérée comme la plus moderne et la plus prometteuse des relations sociales. Les étapes intermédiaires de cette émergence sont relativement bien connues[20] : le « rapport » Bloch-Lainé de 1963[21], la loi de 1968 reconnaissant la section syndicale d’entreprise, le rapport Sudreau de 1975[22] et le rapport Auroux de 1982[23]. Il reste cependant à comprendre comment et par quels acteurs la négociation d’entreprise a été ainsi introduite dans le paysage social français. Cette communication s’attachera donc à retracer les modalités d’inscription de la négociation d’entreprise à l’agenda politique français, en étudiant les groupes et les milieux porteurs à un moment donné de cette réforme : hauts fonctionnaires des ministères sociaux et du Commissariat général du Plan, clubs réformateurs à la croisée de l’expertise administrative et du politique (club Jean-Moulin dans les années 1960, club Échange et projets de Jacques Delors dans les années 1970), syndicats (notamment la CFDT, qui passe à la fin des années 1970 de l’autogestion à la négociation) et partis politiques. J’essaierai également de déterminer le rôle des organisations patronales dans ce processus et de déterminer les origines intellectuelles de ce processus (sociologie de Michel Crozier, mais aussi modèles internationaux). J’utiliserai pour ce faire les sources primaires produites par toutes ces organisations (archives du Plan, de la CFDT, du club Jean-Moulin, du parti socialiste), ainsi que leurs publications.

 

 

 

Retour sur plus d’un siècle de pratiques syndicales du droit, France, 20 e -21 e siècles

Michel Pigenet

La communication se propose de revenir sur les résultats d’un ouvrage publié en 2014 et issu d’un colloque pluridisciplinaire attaché à privilégier l’étude des pratiques. Il s’agissait d’étudier les modalités par lesquelles, au gré des lieux, branches, entreprises, circonstances et époques, les organisations syndicales ont appréhendé le droit du travail pour le modifier, usé de ses institutions, ressources ou contraintes, développé des relations avec ses agents et experts.

Le droit du travail considéré couvrait les relations individuelles et collectives de travail, la durée du travail, la sécurité et la santé, l’emploi, la formation, le contrôle et le contentieux, à l’exclusion de ce qui relève de politiques sociales plus générales.

Si le cadre hexagonal a semblé le plus approprié, on s’est interrogé sur le rôle d’influences étrangères, l’élaboration et l’application de normes internationales (OIT) ou communautaires. L’approche impliquait que soient également prises en compte les coopérations et coordinations développées aux échelons européen et international.

Sur ces bases, trois axes thématiques se sont dégagés :

• le syndicalisme producteur de normes, sa capacité d’initiative et ses contributions à leur élaboration ;

• le syndicalisme diffuseur de normes par la formation et l’information et les services, juridiques ou judiciaires, proposés aux adhérents et aux salariés ;

• le syndicalisme contrôleur du droit à travers ses interventions pour l’effectivité du droit. 

 

 

La CFDT, de « l’autogestion » à la négociation par le compromis ? Des traces laissées par les « élites » syndicales à la sociogenèse de la valorisation d’une ligne de conduite syndicale

Maiylis Gantois

 

Comment comprendre le fait que la CFDT et ses membres soient passés d’une position idéologique fondée sur la légitimation de « l’autogestion » à la défense progressive d’une forme de « co-gestion » avec l’employeur ? Cette contribution propose d’effectuer un retour sur les traces des formes prises par la légitimation de la négociation collective au sein de la centrale, action et activité progressivement devenue un « marqueur » pour le syndicat et ses membres[1]. À partir d’une recherche sur archives et par entretiens, cette contribution retrace les transformations d’une position idéologique à la fois mouvante et progressivement marquante pour le syndicat[2].

Il s’agit ici de suivre les traces sur la manière dont les différents leaders du syndicat ont progressivement investi et valorisé cette pièce du répertoire de l’action collective pour reconstituer l’espace du possible et du pensable progressivement légitimé au sein de la centrale (et, en creux, les possibles évincés). Pour y parvenir, le choix est fait ici de centrer l’attention sur l’institutionnalisation des « bonnes » représentations, définitions, pratiques et outils valorisés sur cette action par le biais des formations syndicales. Ce choix n’est pas anodin et peut se justifier de différentes façons. C’est notamment par la voie de la formation syndicale que les « minoritaires » de la CFCT (membres du mouvement Reconstruction dans les années 1950) sont passés pour parvenir à valoriser d’autres positions idéologiques, à renverser la majorité (devenue minoritaire et à l’origine de la scission-création CFTC/CFDT en 1964) et, par ce canal, à supplanter les positions idéologiques jusqu’alors soutenues dans la centrale. C’est aussi par la voie institutionnalisée de la formation que les leaders syndicaux tentent « d’homogénéiser » des pratiques pour façonner une forme de culture syndicale commune pour ses membres. Seul un regard socio-historique sur un temps long permet de saisir la fabrique mouvante des formes prises par « l’homogénéisation » des pratiques et des prises de positions valorisées dans le syndicat.

Recourir aux outils de l’historien permet de rendre compte de la construction des stages observés. Aussi, retracer la sociogenèse des stages constitue un moyen heuristique pour saisir comment des responsables d’organisations syndicales en viennent à privilégier des logiques d’action différentes et pour appréhender comment une représentation de ce qu’il faut faire apparaît progressivement valorisée dans l’organisation. Qui est à l’origine des formations et comment s’opère la fabrique de « savoir(s) » à acquérir (ou non) pour agir ? Il a été possible de restituer pour la CFDT les origines et la légitimation progressive d’une certaine forme de croyance en la négociation collective en passant par le prisme de la formation syndicale, lieu perçu comme stratégique par les premiers leaders syndicaux. La logique du compromis valorisée comme marqueur de la négociation collective s’ancre dans une histoire longue de conflits qui traversent différents courants au sein du syndicat et dans la construction d’un réseau de relations entre la Centrale et certains « intellectuels » reconnus comme « experts » ou « sachants ». Les formes de « connaissances » associées par les responsables à « ce qu’il faut savoir ou comprendre » acquièrent un statut de « savoir » ou d’outils en partie par le fait que cela tende à entrer en résonance avec les valeurs prônées par les premiers responsables à l’origine de la construction de la Centrale. Les responsables CFDT ont ainsi d’abord recours à des « intellectuels académiques » de la « deuxième gauche » (dont Michel Crozier, Alain Touraine, Jean-Daniel Reynaud). Le recours à ces membres du champ académique participe comme moyen de légitimation dans la centrale pour ces responsables et, en retour, ces intellectuels participent à infléchir les « savoirs » prônés et transmis au sein de l’organisation.

L’objectif de cette contribution est de revenir sur la manière dont les leaders syndicaux en relation avec des membres du champ académique ont participé à façonner une certaine croyance en la négociation. Il s’agit de reconstituer la façon dont les premiers responsables de l’organisation ont progressivement pensé et légitimé la négociation par la lucarne des formations syndicales. La valorisation de cette pièce du répertoire de l’action collective est loin d’être récente et, si elle a pu être associée ou « réorientée » suite au « tournant » de la CFDT selon certains auteurs, sa légitimation est aussi à mettre en relation avec les positions des leaders minoritaires de la CFTC à l’origine de la création de la CFDT. L’ouverture aux sociologues des relations professionnelles (et ensuite plus largement aux sciences managériales)[3] participe à renforcer la représentation valorisée au sein de la Centrale, mais celle-ci ne se comprend qu’avec un éclairage sur un temps long des prises de position idéologique des leaders. Il s’agit ici de restituer les traces de la position idéologique, à la fois mouvante et structurante, avant la création de la centrale à des éléments de justification plus contemporains[4]. Dans la lignée de travaux attentifs aux conditions sociales de production et de circulation des idées, cette contribution montre ainsi comment les échanges entre certains « intellectuels syndicalistes », « intellectuels académiques »[5] et « experts » participent à construire une forme de croyance sur la manière de voir et de définir la négociation collective au sein du syndicat CFDT[6]. Celle-ci s’inscrit dans les travaux menés au cours de la thèse (non publiés dans la thèse[7]) et dans un projet de recherche en cours[8].

Un premier développement revient sur les traces de la légitimation de cette activité par un retour sur le « travail idéologique » militant interne au syndicat (tel que les leaders CFTC puis CFT le définissent dans leurs échanges). Un second développement éclaire les relations et échanges dynamiques entretenus entre acteurs situés à la croisée des champs académique, politique et syndical et ce que font ces relations et échanges à la (trans)formation de la représentation de cette activité dans le syndicat et pour ses membres.

 



[1] Cette proposition a fait l’objet d’une première intervention orale lors du congrès International de l’Association de Sociologie, cf. Maïlys Gantois, “To investigate “autogestion” as a political idea both invested and embodied by CFDT French unionists”, Research Committee 10, Session 2.4, International Sociological Association, Lisbonne, Juillet 2017.

[2] Cette communication s’appuie sur un travail de terrain effectué en thèse dont une partie n’a pas été mobilisée dans la rédaction et sur un projet post-doctoral de recherche en cours.

[3] Se référer au chapitre 2 de la thèse [Maïlys Gantois, La négociation collective en France : institutions, usages et pratiques. Contribution à une sociologie politique des relations professionnelles, thèse pour le doctorat de science politique, Michel Offerlé (dir.), Université Paris I – Panthéon Sorbonne, 23 novembre 2016] et Maïlys Gantois, « Former à la négociation collective. Observations croisées de stages à la CFDT, à la CGT et à FO », dans Nathalie Éthuin, Karel Yon (dir.), La fabrique du sens syndical. La formation des représentants des salariés en France (1945 – 2010), éditions du croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2014, pp. 291 – 315.

[4] Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, Paris, 1991.

[5] Selon les termes employés par les leaders syndicaux dans les traces écrites.

[6] Se référer à Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 145, vol. 5, 2002, p. 3 – 8 ; Frédérique Matonti, « Plaidoyer pour une histoire sociale des idées politiques », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 5, n° 59-4 bis, 2012, p. 85-104 ; pour une approche critique de la notion de « circulation », se référer à Antoine Vauchez, « Le prisme circulatoire. Retour sur un leitmotiv académique », Critique Internationale, vol. 2, n° 59, 2013.

[7] Tout un travail sur archives effectué au cours du doctorat a été mis de côté au moment de la rédaction de la thèse. Cette proposition de contribution reprend ainsi à la fois des matériaux laissés précédemment de côté et d’autres traités par ailleurs, voir Maïlys Gantois, « Être à la CFDT ou croire en la négociation. Eléments constitutifs d’une croyance et représentations saisies par le prisme des formations syndicales », in Cécile GUILLAUME (dir.), La CFDT à l’épreuve du réformisme, coll. Pour une histoire du travail, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014.

[8] Projet post-doctoral de recherche sur les formations syndicales relatives à la négociation collective.

 

 

 

 

 



[1] Fraboulet Danièle et Vernus Pierre (dir.), Genèse des organisations patronales en Europe : XIXe-XXe siècles, Renne, Presses universitaires de Rennes, 2012 ; Fraboulet Danièle, Druelle-Korn Clotilde et Pierre Vernus (dir.), Les organisations patronales et la sphère publique : Europe, XIXe et XXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013 ; Fraboulet Danièle, Humair Cédric et Vernus Pierre (dir.), Coopérer, négocier, s’affronter. Les organisations patronales et leurs relations avec les autres organisations collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014 ; Fraboulet Danièle, Margairaz Michel et Vernus Pierre (dir.), Réguler l’économie. L’apport des organisations patronales : Europe, XIXe-XXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

[2] Fraboulet Danièle, Druelle-Korn, Clotilde et Vernus Pierre (dir.), Les organisations patronales et la sphère publique…, op. cit.

[3] Fraboulet Danièle, Humair Cédric, Vernus Pierre (dir.), Coopérer,…, op.cit.

[4] Gillet Marcel, Les Charbonnages du Nord de la France au XIXe siècle, Paris, Mouton, 1973.

[5] Henry Darcy (1840-1926). Né à Troyes en 1840, il est auditeur puis maître des requêtes au Conseil d'état (1863-1870), conseiller général de la Côte-d'Or, préfet des Vosges, du Pas-de-Calais, des Alpes-Maritimes. Il se tourne vers une carrière industrielle après 1877. Il devient alors président et administrateur de plusieurs sociétés et fondateur du Comité des houillères. Décédé en 1926.

[6] BNF, 4-R61216 (1-300), et ANMT, 40 AS 111, Comité central des Houillères de France, circulaire n°61, 14/03/1887, « Assemblée générale du 10 mars 1887 », 1p.

[7] Fridenson Patrick et Reynaud Bénédicte (dir.), La France et le temps de travail, 1814-2004, Paris, Odile Jacob, 2004.

[8] Asselain Jean-Charles, Histoire économique de la France du XVIIIe à nos jours, 2 vol., Paris, Seuil, 1984 ; Woronoff Denis, Histoire de l’industrie en France du XVIe à nos jours, Paris, Seuil, 1994

[9] Fraboulet Danièle, Quand les patrons s’organisent : stratégies et pratiques de l’U.I.M.M., 1901-1950, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1991

[10] Gillet Marcel, Les charbonnages…, op. cit.

[11] Dard Olivier, Richard Gilles (dir.), Les permanents patronaux : éléments pour l’histoire de l’organisation du patronat en France dans la première moitié du XXe siècle : actes du colloque de Rennes, 11-12 mars 2004, Metz, Centre de recherche histoire et civilisation de l’Université de Metz, 2005.

[12] Edouard Gruner est né en 1849 à Poitiers. Il est le fils de Louis-Emmanuel, inspecteur général des Mines et ancien élève de l'école Polytechnique (X 1869). En 1874, il entre à la Compagnie de Châtillon Commentry où il est adjoint au directeur de l'usine de Châtillon-sur-Seine, puis directeur des usines de Neuves-Maisons (1876) et de Beaucaire (1879). Ingénieur-conseil chez Dietrich, chargé de mission en Europe et en Algérie (1886-88), il fonde le Comité permanent des accidents du travail et devient secrétaire général des Houillères de France (1889). Il préside les Houillères de Haute-Loire, les Aciéries de Paris et d'Outreau. Il est également président de la commission générale de l'École des mines, des sociétés françaises d'encouragement pour l'industrie (1907-1909), des ingénieurs civils (1920), de l'industrie minérale (1920-21). Croyant, il préside aussi la Fédération protestante (1905-27) et la Société des missions évangéliques (1917-33). Décédé en 1933 à Rimoron.

[13] Savoye Antoine, Auden Frédéric (dir.), Naissance de l’ingénieur social : les ingénieurs des Mines et la science sociale au XIXe

siècle, Paris, Presses des Mines-Paris Tech, 2008.

[14] BNF, 4-V-5162, Comité central des Houillères de France, « Réponse au questionnaire adressé le 25 juillet 1901 par la commission de la durée du travail dans les mines », 1901, 73p.

[15] Ibid., p.40.

[16] Philippe Aurélie, « Les quarante heures dans les mines de charbon sous le Front populaire », La nouvelle revue du travail, 7, 2015.

[17] Michel Coffineau, Les lois Auroux, dix ans après, Paris, La Documentation française, 1993, p. 114.

[18] Nicolas Castel, Noélie Delahaie et Héloïse Petit, « L’articulation des négociations de branche et d’entreprise dans la détermination des salaires », Travail et emploi, 29 octobre 2013, no 134, p. 21.

[19] Marie-Laure Morin, « Démocratie sociale ou démocratie politique ? La loi du 11 février 1950 sur les conventions collectives », in Jean-Pierre Le Crom (dir.), Deux siècles de droit du travail : l’histoire par les lois, Paris, les Éditions de l’Atelier-les Éditions ouvrières, 1998, p. 179‑198.

[20] Bernard H. Moss, « La réforme de la législation du travail sous la Ve République : un triomphe du modernisme ? », Le Mouvement social, septembre 1989, no 148, p. 63‑91 ; Alain Chatriot, « La réforme de l’entreprise. Du contrôle ouvrier à l’échec du projet modernisateur », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, juin 2012, no 114, p. 183‑197.

[21] François Bloch-Lainé, Pour une réforme de l’entreprise, Paris, Éditions du Seuil, 1963, 159 p.

[22] Pierre Sudreau, Rapport du Comité d’étude pour la réforme de l’entreprise, Paris, La Documentation française, 1975, 191 p.

[23] Jean Auroux, Les droits des travailleurs : rapport au président de la République et au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 1981, 104 p.

[24] Cette communication est tirée d’un article écrit avec Sabine Rudischhauser et à paraître dans la Revue du droit du travail intitulé Entre autonomie des parties et intervention de l’Etat. Droit et pratique de l’extension des conventions collectives en France et en Allemagne dans l’entre-deux guerres

 

 

 

 

 

 

 

 

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